Je raconte dans ce long article (publié initialement sur mon blog Cryptorev en juin dernier) ce qu'a été la politique "non conventionnelle" de sauvetage du système bancaire en Europe suite à la crise de 2008, qui en a profité, et ce qu'ont été ses conséquences ; et j'expose les conclusions que l'on pourrait en tirer. A noter que les mêmes mécanismes "non conventionnels" pourraient être mis au service du sauvetage du climat et de la transition écologique, ce que propose le Pacte Finance Climat.
Il n'y a d'argent facile que pour les riches.
Lorsque le président Macron déclare à une employée de maison de retraite qu'il n'y a pas d'argent facile, il ment par omission. Ou par ignorance. Ou par aveuglement idéologique. Depuis la crise financière de 2007 - 2008, la Banque centrale européenne (BCE), à travers ses programmes successifs de Quantitative Easing (QE), a inondé les marchés financiers de liquidités (d'argent facile), à hauteur de plusieurs milliers de milliards d'euros.
D'où provenait tout ce argent ? La réponse est on ne peut plus simple : de nulle part. Il a été créé de toute pièce (si l'on peut dire, car il ne s'agit que de jeux d'écritures), pour racheter les actifs pourris des banques (des subprimes mais aussi de la dette souveraine), qui du coup allaient voir leurs réserves augmenter, et pouvoir théoriquement consentir plus de prêts aux acteurs de l'économie réelle. Un accès plus facile au crédit allait relancer l'activité économique de la zone euro, faire baisser le chômage, augmenter les rentrées fiscales, et le peu d'inflation induite aidant (2 % maxi, selon les critères de la BCE), restaurer la balance commerciale des pays de l'Eurozone, en favorisant leurs exportations.
Voilà dix ans que la Banque centrale européenne fait tourner la planche à billets à destination des marchés financiers, pour tenter d'enclencher ce cercle vertueux, et que cela ne marche pas du tout. D'autant que cette politique monétaire s'accompagne dans l'Eurozone de politiques d'austérité qui font baisser la consommation, et incitent particuliers et entreprises à résorber leurs dettes plutôt qu'à s'endetter encore plus auprès des banques, pour investir sur des marchés en récession, ou s'abrutir un peu plus de consommation.
Quant aux banques, soucieuses de se recapitaliser, pour faire face aux nouvelles contraintes réglementaires qui leur ont été imposées depuis la crise, elles ne se sont pas du tout mises à accorder plus facilement des crédits, préférant placer l'« argent facile » en provenance des banques centrales en bourse, et spéculer plutôt que d'investir dans l'économie réelle, au risque de créer une nouvelle bulle financière qui ne repose sur rien, et menace d'éclater à chaque instant.
En 2011, la Banque d'Angleterre a dressé un bilan sans concession de sa politique de quantitative easing (traduire une bonne fois pour toutes cette expression par « injection d'argent facile sur les marchés financiers »). Selon ses estimations, les 375 milliards de livres de rachat d'actifs qu'elle avait effectué n'avaient fait croître le PIB du Royaume Uni que de 1,5 % à 2 %. Pour le dire autrement, 100 milliards de livres d'argent facile injectés sur les marchés financiers par la banque centrale anglaise n'ont fait croître l'économie anglaise que de 8 milliards de livres (ou l'ont empêché de décroître d'autant), l'essentiel de cette manne ayant surtout alimenté la bulle spéculative.
L'afflux de capitaux déversés par les banques centrales sur les marchés financiers ayant fait grimper en flèche le prix des actions en bourse, ce sont essentiellement les plus riches (ceux qui possèdent majoritairement ce genre d'actifs) qui en ont profité. Aux États-Unis, l'économiste Paul Krugman relevait en 2013 que depuis 2009, 95 % des gains imputables à la reprise économique étaient allés aux 1 % les plus riches. Et 60 % aux 0,1 % les plus riches, dont les revenus annuels sont supérieurs à 1,9 million de dollars.
Au Royaume Uni, selon le Centre for Analysis of Social Exclusion (CASE), de la London School of Economics, la richesse des 10 % les plus riches a augmenté de 46,5 % entre 2008 et 2015. Cette augmentation est liée pour une bonne part aux effets du quantitative easing, qui a fait croître le prix des actifs financiers de 26 %, soit un surplus de 600 milliards de livres. Réparti équitablement entre tous les citoyens britanniques, ce surplus aurait représenté 10 000 livres par foyer. Or 40 % de ces gains sont allés à 5 % des foyers, selon une étude de la Banque d'Angleterre parue en 2012, qui estime que le quantitative easing a augmenté la richesse des 10 % de foyers britanniques les plus riches de 322 000 livres en moyenne.
Selon l'ONG Positive Money Europe, au sein de l'Eurozone, 55 % des actifs financiers sont détenus par les 5 % les plus riches de la population : « Nos calculs révèlent, écrit l'organisation dans un livre blanc publié en 2015, que ces foyers deviendront plus riches de 95 000 € en moyenne dans les 15 mois qui viennent grâce au quantitative easing. » Contrairement à ce que laissait augurer la fameuse « théorie du ruissellement » (qui sous-tend une non moins fameuse « théorie de la cordée »), cet enrichissement des plus riches n'a pas eu beaucoup d'effet sur la consommation globale, et n'est pas vraiment venu abonder l'économie réelle en liquidités.
Une étude de la BCE parue en 2014 montre que les 10 % les plus riches au sein de la population de l'Eurozone, qui détiennent 52 % des richesses de la zone, n'ont pas eu une très grande propension à consommer plus. Cette propension a été de l'ordre de 6 % des richesses accumulées supplémentaires, soit 6 centimes pour un euro de quantitative easing, le reste ayant essentiellement abondé la bulle financière.
« Les acteurs de l'économie réelle qui avaient le plus besoin d'un soutien financier, les chômeurs, les foyers à faible revenus, les précaires, ne furent pas bénéficiaires de la nouvelle monnaie créée par le programme de rachat d'actifs : cette nouvelle monnaie n'a jamais atteint l'économie réelle dans des proportions significatives... Ceux qui ont reçu la nouvelle monnaie émise par quantitative easing furent les banques commerciales, les traders, les spéculateurs, les investisseurs financiers, les individus les plus riches, et les hedge funds », écrivait en 2015 l'économiste australien Richard Wood, de l'Université de Queensland, dans un article qui montre combien les politiques macroéconomiques menées par les banques centrales depuis la crise financière globale ont été inappropriées, largement inefficaces, voire purement contre-productives.
So what ? Y avait-il une autre voie que celle de la relance par le crédit, c'est à dire par un endettement accru de la sphère privée auquel les banques ne se sont pas prêtées malgré la nouvelle manne financière déversée sur elles - lequel endettement privé était d'ailleurs déjà démesuré, et fut pour une grande part à l'origine de la crise ? Pouvait-on soigner le mal autrement que par le mal, ce qui n'a d'ailleurs eu aucun résultat ou presque, sinon celui d'introduire encore plus d'inégalités dans la société, et d'instabilité sur les marchés financiers ?
La réponse est non, si l'on s'en tient à l'orthodoxie libérale, dont même la gauche politique, voire ses franges les plus radicales, ne savent d'ailleurs se départir ; puisque leur proposition la plus audacieuse est de taxer les flux financiers et les gains spéculatifs, afin d'assurer une plus juste redistribution des richesses créées par l'économie, via des mécanismes qui ne sont autres que ceux de l’État providence. Rien de nouveau sous le soleil. Les solutions d'hier sont appelées à la rescousse, qui ne remettent absolument pas en cause le système capitaliste, puisque c'est toujours lui qui est supposé être à l'origine de la création des richesses redistribuées.
Un esprit libéré de cette orthodoxie pourrait avoir l'impudence de poser une question toute simple : puisque la Banque centrale européenne peut créer de la monnaie pour relancer l'économie, pourquoi ne l'injecterait-elle pas directement dans l'économie réelle, plutôt que de s'en remettre au truchement d'une sphère financière totalement déconnectée de la réalité, qui n'a que faire de l'intérêt général, et ne joue absolument pas le jeu ?
Le meilleur moyen, et le plus simple, serait de distribuer directement cette monnaie nouvellement créée aux citoyens de l'Eurozone, comme une sorte de dividende citoyen qui permettrait (toujours dans le respect de la limite des 2 % d'inflation), de relancer la consommation, l'économie et l'emploi par une augmentation réelle de pouvoir d'achat ne pesant pas sur la marge des entreprises (et non par le biais du crédit).
Ce que la BCE a pu faire pour sauver les fesses des banquiers et de la finance internationale – et elle y est semble t-il parvenue, puisqu'il y a de plus en plus de banquiers millionnaires -, elle peut le faire pour sauver le peuple. Bien sûr, les marchés financiers seraient les premiers à y perdre - ou à moins y gagner, car il ne s'agit pas de déshabiller Paul pour habiller Jacques, mais de rendre à César (c'est à dire au peuple) ce qui lui appartient (c'est à dire la monnaie).
Au vu de la masse monétaire créée au cours des trois dernières années par la BCE pour mener à bien ses programmes de rachat d'actifs (QE), soit environ 2000 milliards d'euros, le dividende citoyen dont il est question aurait pu être de l'ordre de 105 € par citoyen européen et par mois en moyenne, soit un coup de pouce de 420 € par mois pour un ménage européen avec deux enfants - sans creuser la dette publique, ni la dette privée, ni augmenter les impôts. Et sans enrichir encore plus les plus riches, tout en appauvrissant le reste de la population, ce qui a été la conséquence de la politique monétaire menée jusque là par la BCE pour faire face à la crise.
Rien, dans les traités européens, n'interdisait à la BCE de créer de la monnaie pour la redistribuer aux marchés financiers ; mais rien ne lui interdit non plus de redistribuer directement cette monnaie nouvellement créée aux citoyens de l'Eurozone. Un autre mécanisme d'injection de liquidités dans l'économie réelle pourrait être mis en œuvre, qui nécessiterait une révision des traités. Une partie de la nouvelle masse monétaire créée par la BCE pourrait abonder le budget des États de l'Eurozone, pour financer leurs investissements dans des infrastructures d'avenir (par exemple, de production et de distribution décentralisée d'énergie renouvelable, d'isolation des logements, d'adaptation aux effets du changement climatique, de résorption de la pauvreté et de la précarité, etc.), ou pour faire face à des dépenses publiques urgentes, dans les hôpitaux, les maisons de retraites, les services publics en général.
Ce mécanisme de financement de dépenses publiques ciblées par la création monétaire, pays par pays et selon la politique menée par les gouvernements élus, peut être contraint par certains critères (dont le contrôle de l'inflation). Il a été préconisé par de nombreux économistes depuis la crise de 2008, dont David Graeber (auteur du bestseller « 5000 ans d'histoire de la dette »), ou encore l'ex-ministre des finances grec Yanis Varoufakis. L'idée n'est pas nouvelle. Nombreux furent les économistes, également, parmi lesquels John Maynard Keynes, qui s'en étaient fait les avocats au moment de la Grande dépression des années 30, sans être entendus. L'ultra-libéral Milton Friedman, fondateur de l'Ecole de Chicago, fut même son improbable supporter à la fin des années 40.
La mise en œuvre de ce mécanisme violerait l'article 123 du Traité de Lisbonne, qui interdit à la BCE de financer directement les dépenses des gouvernements de l'Eurozone. Si amender cet article s'avérait impossible, ou hors de portée politique à court ou moyen terme, rien ne s'opposerait en revanche à la distribution par la BCE d'un dividende citoyen perçu sur la création monétaire. Changer l'Europe, et la rendre plus généreuse et participative, pourrait commencer par là : par une démocratisation du quantitative easing (littéralement : assouplissement quantitatif, ou introduction de nouvelle monnaie dans la masse monétaire par une banque centrale). Sans passer par la case Wall Street.
Références :
Recovery in the Eurozone, Using Money Creation to Stimulate the Real Economy, Positive Money (2015)
Europe, USA and Japan: Recent Macroeconomic Policy Errors and a Way Forward, Richard Wood (2015)
Monetary Policy, Asset purchase programmes, European Central Bank
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