"Pour sortir de la spirale de la dette, nous devons réduire notre dépendance à l'égard des banques et des monnaies traditionnelles", considère Bernard Lietaer, économiste et universitaire belge spécialiste de la monnaie, auteur de l'essai The Future of Money, paru en 2001, qui a été tout à la fois banquier central (il a participé en tant que tel à la conception de l'ECU, ancêtre de l'euro), gestionnaire de fonds spéculatifs privés, et consultant pour des multinationales comme pour des pays en développement sur les questions monétaires.
Dans un ouvrage paru en 2008, sous le titre Monnaies régionales : des voies nouvelles vers une prospérité durable (Charles Léopold Mayer), Bernard Lietaer plaide en faveur de la création de monnaies complémentaires (des monnaies locales, régionales ou fonctionnelles) par les États, les entreprises et les citoyens eux-mêmes - pour sortir d'un système monétaire qui a fait l'objet de 96 crises bancaires et 176 crises monétaires au cours des 25 dernières années, selon son propre décompte, et qu'il juge "systémiquement" instable. "J’ignore quand, et à quel moment surviendra l’accident, mais je sais de façon certaine qu’il aura lieu", présage t-il.
La dérégulation financière et l'abaissement des barrières bancaires, qui a vu le volume des échanges financiers internationaux exploser, a rendu notre système monétaire extrêmement efficace, explique Bernard Lietaer, comme l'avait anticipé l'économiste Milton Friedman ; mais elle l'a rendu dans le même temps extrêmement fragile, ce qui a pour corollaire son peu de résilience face aux crises qui le secouent régulièrement.
"Toutes les monnaies conventionnelles sont exactement du même type : elles sont toutes créées comme des dettes bancaires", explique Bernard Lietaer. Il avance, en s'appuyant sur la théorie des systèmes écologiques complexes, que cette absence de diversité, ou ce monolithisme de la monnaie, qui se double d'une gestion centralisée à l'échelon national ou supranational pour plus d'efficacité, est ce qui fragilise plus particulièrement notre système monétaire.
Le besoin de diversité monétaire
"La solution se trouve [...] dans la diversité monétaire par l’introduction de monnaies autres que les monnaies conventionnelles [...]. Lorsque elles apparaissent, ces monnaies augmentent la diversité et les interconnections du système économique. Elles diminuent son efficacité, mais améliorent sa capacité de résilience. Elles permettent par ailleurs de résoudre des problèmes très divers auxquels nous devons faire face aujourd’hui, depuis la gestion des conséquences économiques du vieillissement de la population, [jusqu'aux] problèmes de développement durable", explique l'économiste.
Il enfonce deux postulats rarement remis en cause : d'une part, celui selon lequel la monnaie est neutre, sa nature n'affectant "ni le type des transactions, ni l’horizon ou les types d’investissements, ni les relations entre les utilisateurs" ; d'autre part, celui selon lequel le système financier tel que nous le connaissons est un fait établi et immuable, auquel on ne peut rien changer.
La démonstration faite par Satoshi Nakamoto dans son livre blanc, qu'il est possible de concevoir des systèmes monétaires logiciels ou algorithmiques entièrement autonomes, distribués et décentralisés, en dehors du système financier existant et dotés de règles adaptées à leur nature ou à leur fonctionnalité propre, finit d'enfoncer ces deux postulats.
Des milliers de monnaies complémentaires ont vu le jour dans le monde bien avant la naissance du Bitcoin. Bernard Lietaer cite en exemple les Miles, qui sont offerts à leurs clients par les compagnies aériennes pour les fidéliser, et qui ont pour objet d'orienter leur consommation en matière de transport aérien. "Cette monnaie complémentaire fonctionne en parallèle avec la monnaie classique, elle n’est pas créée par les banques, comme le sont toutes les monnaies classiques, et elle n’est pas affublée d’un taux d’intérêt. Elle n’est pas utilisable pour spéculer. Et pourtant, 14 trillions de Miles existent à travers le monde et 1,5 trillion d’unités sont créées chaque année", explique t-il.
L'exemple du WIR suisse
En 1934, alors que les banques venaient une nouvelle fois de réduire leurs lignes de crédit, et qu'ils se trouvaient dans une situation similaire à celle de nombreuses entreprises suite à la crise de 2008, seize hommes d'affaires suisses ont décidé de s'entendre pour continuer à faire directement des transactions entre eux - ceux qui achètent comptabilisant des débits envers les autres, et ceux qui vendent des crédits, dans une monnaie commune baptisée le WIR.
Bien sûr, le WIR, qui existe toujours aujourd'hui, ne peut s'échanger qu'avec les 75 000 entreprises suisses qui ont adopté ce système monétaire et sont clientes de sa banque coopérative. Le professeur d'économie James Stodder, de l'Université de Boston, qui a réalisé une étude d'impact sur le WIR, a démontré que la stabilité de l’économie suisse, et sa grande capacité de résilience par rapport aux économies voisines, s’expliquent par l’existence de cette monnaie parallèle.
"[Le WIR] fonctionne spontanément à contretemps par rapport au franc suisse, explique Bernard Lietaer, qui est porteur d'un projet de monnaie interentreprises similaire à l'échelle européenne. À chaque fois qu’il y a une récession dans l’économie du pays, le volume des échanges en WIR augmente. Inversement, lorsque elle retrouve le chemin de la croissance, le volume des WIR en circulation diminue. Tout simplement parce que tout homme d’affaires normalement constitué préférera (si je lui en donne le choix) être payé en francs suisses – qui lui permettront d’acheter partout dans le monde – plutôt qu’en WIR, qu’il ne peut échanger qu’avec les 75 000 autres membres dans les limites de son propre pays. Si, en revanche, le crédit en monnaie nationale se resserre, le même homme d’affaires préférera passer une transaction en WIR plutôt que de ne pas vendre du tout."
Ce système monétaire est aujourd’hui utilisé par un quart des entreprises suisses. Il leur a permis de faire face à la contraction du crédit consécutive à la crise de 2008. Les échanges interentreprises libellés en WIR représentent près de 2 milliards d’euros par an.
Monnaies sociales et solidaires
Dans leur immense majorité, les monnaies complémentaires qui se sont créées dans le monde ont une vocation sociale, constate Bernard Lietaer. Au Japon, où près de 20 % de la population a plus de 65 ans, quelques 500 systèmes de monnaie complémentaire se sont développés pour financer les aides aux personnes âgées qui ne sont pas couvertes par l'assurance maladie : comme l’aide à domicile, l’accompagnement, le soutien moral, les courses, la préparation des repas, etc.
"Lorsque je rends un service à une personne âgée dans mon quartier, je suis crédité du temps dépensé sur un compte épargne électronique. Je peux l’utiliser pour rémunérer quelqu’un qui viendra m’aider le jour où je serai malade, ou bien le transférer à ma mère, pour qu’elle rémunère un membre du réseau installé dans sa région en échange de son aide", explique l'économiste.
Ces monnaies complémentaires civiles ou sociales peuvent être conçues pour induire des actions non spontanées et les orienter dans une direction utile pour la communauté : comme privilégier la consommation de produits locaux, que l'on peut payer en monnaie complémentaire acquise en donnant du temps aux autres, dans un réseau constitué de commerces locaux.
Des objectifs de cohésion sociale, de développement durable, de soutien aux commerces de proximité viennent souvent se greffer aux expériences de monnaie citoyenne, précise un Guide des monnaies complémentaires à l'usage des citoyens publié en 2013 par le Réseau financement alternatif en Belgique.
Au sein d'une communauté donnée, un accord définit une autre monnaie que la monnaie officielle comme moyen de paiement. "Le Time dollar, par exemple, s’appuie sur des échanges de services basés sur une comptabilité de débits et de crédits exprimés en heures entre individus. L’heure totalisant 60 minutes dans la plupart des pays du monde, les risques d’inflation sont nuls… Il existe aujourd’hui environ 400 réseaux Time dollars dans le monde", indique Bernard Lietaer.
En France, rappelle t-il, le système SOL porte trois types de monnaies : une monnaie interentreprises (le SOL Coopération), dont l’unité est équivalente à l’euro ; une monnaie sociale (le SOL Engagement), dont l’unité est le temps, comme pour le Time dollar ; et une monnaie sociale affectée en euros sur le modèle des “chèques-repas”.
Favoriser la circulation monétaire
Qu'elles soient à vocation économique ou sociale, la typologie de ces monnaies complémentaires peut être très variée, qu'il s'agisse de permettre d'accéder à des lignes de crédit supplémentaires pour les échanges interentreprises, comme avec le WIR suisse, mais aussi le RES belge ou le C3 brésilien ; ou de systèmes d'échange locaux permettant à des chômeurs ou à toute autre personne de développer des activités qui n'ont pas de valeur sur le marché, et d'en tirer un complément de ressources ou de pouvoir d'achat local.
Au Brésil, la ville de Curitiba rétribue par exemple en jetons de bus les travaux de ramassage d’ordures effectués par ses habitants. Des monnaies complémentaires peuvent être également émises par des institutions publiques, des associations ou des regroupements d'entreprises, pour inciter à des changements d'habitude de consommation ou de comportement chez les consommateurs. Il peut s'agir d'une monnaie "verte" ou écologique, par exemple, dont le consommateur est crédité chaque fois qu'il achète un produit à faible impact environnemental, et qui lui permet d'acheter d'autres produits "verts" chez les commerçants qui participent au programme.
Au contraire des monnaies nationales ou internationales, comme le dollar ou l'euro, ces monnaies complémentaires, quelque soit leur utilité, n'ont pas de taux d'intérêt, leur véritable intérêt étant justement de circuler le plus largement possible, et non pas de dormir sur des comptes rémunérés. Afin de favoriser cette circulation, elles peuvent être soumises à des règles de bonification, de "rédimage" ou de fonte.
La bonification revient à appliquer un taux supérieur au taux de change avec l'euro lors de la conversion de l'euro vers ces monnaies, ce qui est à la fois un mécanisme de création monétaire et un gain de pouvoir d'achat dans les réseaux constitués incitant à leur adoption. Le rédimage revient au contraire à appliquer un taux négatif lors de la conversion vers l'euro, ce qui est un mécanisme de destruction monétaire qui incite à dépenser ses avoirs au sein de la communauté plutôt que de laisser la richesse produite s'en échapper.
La fonte, enfin, est un autre mécanisme de destruction monétaire qui fait que la monnaie se déprécie avec le temps, voire peut perdre toute sa valeur au bout d'un certain temps, ce qui dissuade de la thésauriser et incite à la dépenser rapidement.
Vers de nouvelles formes d'abondance durable
Pour Bernard Lietaer, c'est à nous qu'il revient de changer les règles de la monnaie pour l'adapter à nos valeurs et nos besoins. L'ancien directeur de la Banque centrale de Belgique y voit même une opportunité de créer un nouveau système économique "d'abondance durable". Il n’y a pas de limitation aux richesses que les monnaies complémentaires peuvent créer, explique t-il. Elles sont un support pour les communautés locales, peuvent créer une infinité d’emplois, et ont tendance à encourager les investissements à long terme.
Elles sont également susceptibles de nous permettre de relever les principaux défis auxquels nous avons à faire face : le vieillissement de la population, dont le système actuel ne permet plus de financer la protection sociale tout au long de sa longévité croissante ; le changement climatique, qui impose de résoudre les conflits entre nécessité de se tourner vers un modèle de développement durable et intérêts privés à court terme ; la révolution de l'information, qui avec la robotique et l'intelligence artificielle va détruire la plupart de nos emplois ; et l'instabilité chronique de notre système monétaire, qui commande de se préparer à l'imminence de son effondrement.
Avec le développement des crypto-monnaies, c'est toute l'architecture technique et logicielle d'un système monétaire plus diversifié et plus résilient qui est en train de se développer. Une multitude de nouvelles monnaies électroniques pourront voir le jour plus facilement, pour servir toutes sortes de causes et d'objectifs, et répondre à toutes sortes de besoins non satisfaits, la plupart du temps grâce à des ressources locales non usitées (le temps disponible d'un chômeur, les places vides dans une voiture, etc.).
C'est tout un champ d'innovation logicielle et monétaire qui est en train de s'ouvrir, mais également d'innovation sociale, économique et politique. Les monnaies complémentaires ne remplaceront pas complètement les monnaies conventionnelles, qui restent incontournables pour les échanges internationaux (impossible d'acheter du pétrole irakien en WIR ou du blé russe en Sols), même si rien ne dit que le dollar restera encore longtemps la monnaie internationale de référence.
Émancipation monétaire
A cet égard, la révolution monétaire en cours - qui voit par exemple les BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) développer une monnaie commune alternative au dollar pour libeller leurs échanges - recouvre des enjeux géopolitiques de taille. La multiplication des monnaies complémentaires - le plus souvent sous forme de crypto-monnaies non spéculatives - peut permettre de développer un système monétaire plus résilient (elles constitueront une alternative incontournable, par exemple, en cas d'effondrement du système monétaire actuel).
Elle aura pour corollaire de rendre notre système monétaire moins efficace, puisque n'importe quelle monnaie complémentaire ne se prêtera pas à n'importe quel usage ni à n'importe quel type d'échange, et ne pourra pas s'échanger contre n'importe quelle autre. De nouveaux protocoles comme 0z, cependant, conçus pour développer des plateformes d'échange d'actifs virtuels décentralisées, permettront de plus en plus à ces monnaies complémentaires de s'apprécier les unes par rapport aux autres et de s'échanger librement. A nous d'être les architectes de l'émancipation monétaire dont tout cela est porteur.
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