4 déc. 2018

Nos « années de plomb »

Petit retour (avec un texte personnel publié sur FB en 2017) sur une autre période insurrectionnelle que ma génération a vécue, bien plus violente qu'aujourd'hui.


A vingt-cinq ans, je n'avais jamais touché un ordinateur de ma vie ou presque...

Nous étions dans la seconde moitié des années quatre-vingt. La micro-informatique était une révolution à côté de laquelle je passais complètement. Le drôle d'ordinateur Amstrad que s'était offert mon frère cadet quelques années plus tôt, avec lecteur de cassette à bande magnétique pour tout moyen de stockage, ne m'avait pas fait grande impression. Il fallait saisir des centaines de lignes de code publiées dans les pages de magazines spécialisés, sans commettre la moindre erreur de frappe, avant de pouvoir tester un nouveau programme. Ma curiosité pour la bête s'était limitée à apprendre quelques rudiments du langage de programmation Basic, pour afficher le mot Bonjour au milieu de l'écran. J'avais trouvé l'expérience peu gratifiante et sans intérêt. Cette machine ne savait décidément rien faire. Il fallait en passer par tout un apprentissage pour parvenir à en tirer quelque chose. Et elle était horriblement chère. Seules quelques entreprises commençaient à s'en équiper. Durant mes études, je n'ai croisé aucun ordinateur à l'université.

En ce temps là, la presse locale, à Toulouse, se faisait régulièrement l'écho des exactions du C.L.O.D.O. (Comité pour la liquidation ou le détournement des ordinateurs), à l'origine de l'incendie de la société International Computers Limited en mai 1980 et de celui de l'entreprise CAP-SOGETI en septembre de la même année, au moment du SICOB, le grand salon parisien de l'informatique. En janvier 1983, les membres du C.L.O.D.O., qui n'ont jamais été démasqués, faisaient exploser le Centre informatique de la Préfecture de Haute-Garonne. La même année, ils occasionnaient de sérieux dégâts dans les locaux des sociétés américaines Speery Univac Ordinateurs et National Cash Register, toujours dans les environs de Toulouse. A chaque fois, le mode d'action était le même : ordinateurs, fichiers et documents étaient entassés dans le hall d'entrée avant d'être brûlés. « Nous sommes des travailleurs de l'informatique, écrivaient les auteurs de ces attentats dans leur premier communiqué, bien placés pour connaître les dangers actuels et futurs de l'informatique et de la télématique. L'ordinateur est l'outil préféré des dominants. Il sert à exploiter, à ficher, à contrôler et à réprimer. »

C'était les « années de plomb ». Celles d'une forme de terrorisme paneuropéen dans lequel a basculé une frange de la jeunesse de cette époque, enfant mal aimée de mai 68. Les Bridages rouges sévissaient en Italie ; la Fraction armée rouge en Allemagne ; l'IRA provisoire en Irlande du Nord. Très active dans la région toulousaine, la mouvance Action Directe en France, soutien informel au groupe terroriste français du même nom, commençait à souffrir de la radicalisation de ce dernier, qui s’était lancé dans une série d'attentats « aveugles » à compter de 1984. C'est dans cette mouvance informelle que s'inscrivait le C.L.O.D.O., qui a totalement disparu des écrans avec elle, après l'arrestation des principaux membres d'Action Directe en 1987.

Jeune étudiant en philosophie de sensibilité libertaire, je fus quelques temps membre d'un groupe informel à Aix-en-Provence, qui se disait « dissident » de la Fédération anarchiste. Je vendais Le Monde libertaire à la fac, des bouquins édités par Maspero et des revues anarchistes comme Basta!, sur un stand que je dressais une fois par semaine dans le hall d’accueil. Notre groupe se réunissait hebdomadairement pour discuter des divergences idéologiques que nous avions avec la fédération ; de la nécessité ou non de basculer dans la lutte armée ; du combat à mener auprès des squatteurs d'Aix ; de la révolution permanente dont nous pouvions être les acteurs au tribunal, à l'école, à l'université - et dont l'idée finissait toujours par se dissoudre dans les volutes de fumée de cigarette et les vapeurs d'alcool qui imprégnaient le salon pré-bobo où nous tenions nos réunions « clandestines », avec force carafes de vins, un peu d'ivresse et beaucoup de tartines, de pâté de canard et de fromage. Il n'y avait aucun ouvrier parmi nous, juste des intellectuels : une avocate du barreau d’Aix, deux étudiants, un professeur d’IUT, et un instituteur de Marseille.

J'avais demandé un contact à Toulouse, où je devais partir poursuivre mes études. On m'indiqua l'Imprimerie 34, fondée par des militants anarchistes : d'anciens membres des GARI, ou Groupes d'action révolutionnaire internationalistes, formés dans la ville « rouge et noir » dans l'immédiat après soixante-huit. Je ne me suis rendu à l’Imprimerie 34 que trois ou quatre ans plus tard, non pas pour renouer avec la mouvance anarchiste, mais pour imprimer un magazine rock. Des militants du Parti Socialiste emportaient leurs affiches fraîchement massicotées pour les prochaines législatives. Je garde le souvenir d’avoir croisé un membre d'Action Directe dans les locaux ce jour-là. Peut-être Jean-Marc Rouillan. Je n'en suis plus aussi sûr aujourd'hui.

Nous étions en 1986. Pour la première fois depuis plus de trente ans, la gauche était parvenue au pouvoir. Les radios pirates étaient « libres », le rock alternatif, et l'affichage des concerts sauvage. Les fanzines pullulaient. Le Sida n'avait pas encore frappé. La sexualité était débridée. Les médias tournaient à la cocaïne. L’héroïne faisait ses premiers ravages. On pouvait en acheter sous les arcades du Capitole. On croisait toute une faune de baba-punks, de skinheads et de junkies entre la rue Saint Rome et les Carmes. Une étrange machine, le minitel, entrait dans les bureaux de poste, les administrations, les entreprises et les foyers. Il y avait des cabines téléphoniques à pièces à tous les coins de rue. Le monde a bien changé depuis.

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