10 nov. 2018

Ne jouons plus le jeu

A quelques mois des élections européennes, je ne renierais pas un mot de ce texte écrit il y a presque deux ans, en amont des présidentielles.

Parce que nous n'espérons plus rien, nous vivons un enfer sur terre, dont nous essayons de combler le grand vide par une débauche de divertissement et de consommation. La politique elle-même n’est plus que le triste spectacle de sa propre mise en scène. Comme un serpent qui se mord la queue. Un cercle vicieux qu’il faut rompre. En ne jouant plus le jeu.

Je n'ai plus aucun doute, désormais, sur l'incapacité de notre personnel politique, qu'il soit de droite ou de gauche, à nous sortir de la crise que nous traversons. Les mutations profondes à l’œuvre sont d'une ampleur sans précédent dans l'histoire de l'humanité. Les enjeux qu'elles soulèvent, à une échelle locale, régionale, continentale et planétaire, dépassent l'entendement de nos élites politiques nationales. Le personnel politique français persiste dans son aveuglement, à moins qu'il ne s'agisse d'inconséquence : sur les limites de la croissance ; sur l'emballement de la machine climatique ; sur les changements de paradigme introduits par la troisième révolution industrielle, et sur la dépression sociale qui vient frapper en plein cœur de l'Europe : hier en Grèce, en Espagne et au Portugal ; aujourd'hui en France ou en Italie... demain en Allemagne ?

L'absence de projet commun, d'espoir nouveau ou de rêve portés au niveau européen entretient un climat de désespérance : celle que viennent déverser à nos portes des centaines de milliers de migrants, qui prennent le risque de périr noyés en Méditerranée pour rejoindre un Eldorado n'existant plus que dans leurs rêves ; celle encore du nombre croissant de sans abri, de toute origine et de tout âge, qui se réfugient et mendient dans les lieux publics de nos villes ; celle enfin de tous les laissés pour compte de la révolution cybernétique – nouveaux chômeurs ou de longue durée, banlieusards abandonnés aux lois de la cité, petits retraités, travailleurs précaires ou non qualifiés, ruraux et femmes isolés. Autant d'exclus du néo-capitalisme libertarien qui s'apprête à mettre le monde en coupe réglée, et derrière lequel se cache, en réalité, les pires formes de corporatisme mondialisé.

Face à une situation totalement inédite, la gauche comme la droite de gouvernement se replient obstinément vers des solutions du passé. Elles activent le même vieux logiciel idéologique hérité du siècle dernier, qu'elles croient avoir suffisamment ravalé : avec une surcouche de libéralisme économique satisfait et bon tain particulièrement culpabilisant, et totalement inféodé aux puissances mondialisées dont nos dirigeants politiques sont en règle générale le jouet, sinon les serviteurs. Le même credo obsessionnel est rabâché de part et d'autre, comme un mirage qu'il faudrait poursuivre coûte que coûte : il repose sur le triptyque « croissance, compétitivité, emploi », qui parvient même à supplanter, au champ de ruine de nos valeurs, celui inscrit au frontispice de notre République : « Liberté, égalité, fraternité » ! Le seul horizon qui nous est proposé, et la politique menée par la gauche gouvernementale l'illustre, est de réduire toujours plus nos dépenses publiques, pour mieux contrôler nos déficits et continuer à rembourser une dette que nous ne cessons de creuser, et que nous sommes nombreux à considérer comme illégitime. Il ne s'agit plus que d’avoir un horizon comptable, et non un véritable horizon politique, dans lequel s'inscrirait l'action de nos gouvernements pour faire face aux grands défis géopolitiques, environnementaux, économiques, sociaux et sociétaux du XXIième siècle.

Que nous promet-on réellement, à droite comme à gauche, pour le prix d'efforts et de sacrifices dont on ne voit pas le terme, et qui portent essentiellement sur les classes moyennes et populaires ? Un retour des Trente glorieuses et du plein emploi à l'horizon 2030 ou 2040 ? Quand se seront produits, comme par enchantement, tous ces changements qu'on s'évertue à ne surtout pas anticiper ou accompagner : la conversion énergétique, le développement d'une nouvelle gouvernance mondiale plus citoyenne, d'une économie du savoir et du partage de la connaissance plus solidaire, d'une démocratie en réseau plus directe, distribuée et participative – en somme, l'avènement d'un nouvel âge d'or pour l'humanité... Même à une échéance encore plus lointaine, y a t-il encore quelqu'un pour y croire ? Notre classe politique, que caractérise semble t-il une absence totale de vision d'avenir, et que la lumière du pouvoir aveugle et agite sans cesse, invoque des veaux d'or – la croissance, la compétitivité, l'emploi – qui sont déjà morts, et qu'elle cherche en vain à ressusciter, ne faisant ainsi qu'ajouter au spectacle de son impuissance, et nourrir un peu plus le bûcher de ses vanités.

La croissance a ses limites, qu'on sait très bien mesurer aujourd'hui : en termes de ressources en énergies fossiles, en matières premières, en terres arables, en eau potable ; ou en terme de capacité de notre planète à absorber et recycler tous les déchets de l'activité humaine. Ces limites, auxquelles s'ajoutent celles imposées par une démographie galopante, même si nos contrées devront plutôt faire face au vieillissement de leur population, transforment toute quête aveugle de compétitivité en fuite en avant irresponsable, qui nous rapproche encore plus vite des échéances auxquelles nous devons nous préparer au cours des décennies à venir, avec la raréfaction programmée de nombreuses ressources naturelles. Quant à l'emploi tel que nous le connaissons encore aujourd'hui, sur lequel repose toute notre protection sociale, il est condamné à terme. On subventionne sa survie à coup de baisse des charges sociales, pour alléger le coût du travail, sans pouvoir empêcher par ailleurs qu'une partie de cet effort ne soit détournée au profit des actionnaires. L'histoire de tous les bassins d'emplois de proximité disparus ces trente dernières années dans nos territoires, au terme d'un long et douloureux processus de désindustrialisation, témoigne de cette mutation déjà engagée depuis fort longtemps. Au moins depuis la première crise du pétrole en 1973, qui sonna le glas des Trente glorieuses, avec ses premières vagues de licenciements économiques et de drames sociaux.

L'économiste américain Jeremy Rifkin l'annonçait déjà clairement en 1995, dans son ouvrage The End of work. Nous fabriquerons de moins en moins nous-mêmes les produits que nous consommerons à l'avenir. Des robots s'en chargeront, qui remplaceront les ouvriers dans les usines, au fur et à mesure que le recours au travail humain deviendra une charge bien trop lourde pour les entreprises. A la concurrence du plombier polonais et de l'esclave-ouvrier chinois s'ajoutera bientôt celle du robot japonais. Des millions d'emplois industriels ne seront plus utiles. Et ce n'est que la face émergée de l'iceberg. Les emplois tertiaires ne seront pas plus sauvegardés. Nous avons tous, aujourd'hui, un libraire, un guichet bancaire, un disquaire, un kiosque à journaux, une agence de voyage dans la poche. Pour des millions d'emplois tertiaires encore occupés à l'échelle mondiale, c'est la promesse d'une disparition prochaine. Dialogue avec les machines ; traduction, raisonnement et apprentissage automatiques ; reconnaissance des formes ; fusion de flux de données hétérogènes... l'intelligence artificielle viendra nous suppléer dans toutes sortes de tâches qu'elle automatisera – aide au diagnostic ou à la décision, gestion complexe de l'allocation de ressources, assistance dans les tâches dangereuses ou de précision... Elle deviendra très invasive, s'infiltrant dans nos vies quotidiennes à travers toutes sortes d'objets courants connectés, et provoquera inévitablement l'obsolescence de millions d'emplois tertiaires qualifiés.

Le genre humain est finalement presque parvenu à se libérer du travail et de l'ensemble des contraintes que lui ont imposées, tout au long de son évolution terrestre, son instinct de conservation et la nécessité d'assurer sa propre survie. Pourquoi ce rêve s'est-il transformé en cauchemar ? Au point de confronter aujourd'hui l'humanité aux plus grands périls qu'elle ait jamais connus, dont le risque de courir à sa propre perte sur une planète dévastée ; ou celui de se voir réduite en esclavage par l'intelligence des machines qu'elle a elle-même créées. Cette dernière hypothèse n'est pas une vue de l'esprit. Les super-calculateurs qui font du micro-trading intensif à quelques encablures de toutes les grandes places financières mondiales peuvent tout à fait provoquer des catastrophes financières susceptibles d'affecter la vie de millions de personnes dans des régions entières du globe. Quel contrôle pourrons-nous encore exercer sur des dispositifs de gouvernance reposant en grande partie sur des systèmes d'intelligence artificielle autonomes ? Aucun si on ne l’anticipe pas.

La triste vérité, c'est que nous n'avons plus de guide pour nous conduire sur la voie du progrès humain. Les forces auxquelles nous avons abandonné notre souveraineté collective, qui sont à l’œuvre à une échelle planétaire, sont soit purement diaboliques – motivées par les passions les plus basses : atavisme, corruption, mensonge, soif de pouvoir, égoïsme -, soit purement matérialistes et cérébrales - et dominées par une intelligence froide et abstraite dénuée de sentiments. Ce sont ces forces, auxquelles nous les avons abandonnés, qui dominent aujourd'hui les marchés, l'économie, la finance, et qui asservissent l'économie réelle et l'ensemble de la société. Conjuguées, elles organisent la captation de l'essentiel de la valeur, du capital et du bien être par une classe de privilégiés, qui ne cesse de croître en nombre tout en restant extrêmement minoritaire, et de voir croître ses revenus, son patrimoine, ses espoirs de suprématie et de longévité.

Pour tous les autres, croissance en berne, chômage de masse et austérité à tous les étages sont devenus le lot quotidien... avec pour seule issue envisagée par la classe politique, celle qui consiste, à travers des efforts de compétitivité aveugles, à enfoncer un peu plus la tête de nos voisins sous l'eau pour mieux en ressortir la nôtre, et reprendre un peu notre souffle. Cette stratégie économique à court terme, qui ne fera que nous dresser les uns contre les autres, n'augure rien de bon. Le sombre avenir qu'elle nous dessine ne fait que réveiller nos vieux démons, et nous plonge dans les méandres d'un nouvel âge obscurantiste, qui soit ne nous mènera nulle part, soit nous mènera au pire. La montée des extrêmes en Europe en est l'illustration, qui menace de dresser à nouveau les vieilles nations frustrées du continent les unes contre les autres.

La vieille civilisation européenne qui gouverne le monde depuis cinq siècles n'éclaire plus de ses lumières les progrès de l'humanité, qui se réinventera sans elle ailleurs, en Asie ou en Afrique. Notre modèle, qui a produit autant de bienfaits qu'il a été malfaisant, est à bout de souffle. Nous ne sommes plus porteurs d'aucun projet pour l'humanité. Notre imagination morale est en panne et notre spiritualité en berne. Notre perception du monde est désenchantée, et nous n'avons plus aucune foi en l'homme. Nous n'attendons plus ni prophète, ni grand soir, ni guide providentiel et protecteur. Parce que nous n'espérons plus rien, nous vivons un enfer sur terre, dont nous essayons de combler le grand vide par une débauche de divertissement et de consommation. Mais pendant qu'il se divertit et consomme, l'homme ne pense pas. La politique elle-même n’est plus que le triste spectacle de sa propre mise en scène. Comme un serpent qui se mord la queue. Un cercle vicieux qu’il faut rompre. En ne jouant plus le jeu.

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