8 nov. 2018

Enjeux de blockchain

Il y a parfois tout un halo idéologique qui entoure le concept de blockchain, en particulier outre-Atlantique. Cette technologie permet, potentiellement, de réaliser le rêve libertarien d'un système de marchés auto-régulés et entièrement libres de toute intervention étatique. Une vision de l'économie chère à Milton Friedman, fondateur de l'Ecole de Chicago et grande figure intellectuelle du néo-libéralisme, qui déclarait en 1999, visionnaire : « Je pense qu'Internet est en train d'affaiblir le rôle du gouvernement. Le seul bloc qui manque encore, et qui sera développé très prochainement, est une monnaie électronique fiable, c'est-à-dire une méthode où l'on peut transférer des fonds de A vers B, sans que A connaisse B et vice-versa. » Cet argent liquide virtuel, qui permet de faire des transactions sur Internet sans que les parties aient à se connaître ou qu'un tiers de confiance n'intervienne, est né dix ans plus tard, en 2009, sous le nom de bitcoin. Il représentente une capitalisation supérieure à 110 milliards de dollars aujourd'hui. Milton Friedman est définitivement exaucé.


La blockchain ne nous dessine pas nécessairement, pour autant, un futur ultra-libéral. Les choses pourraient d'ailleurs être pires. L'ultra-libéralisme économique peut très bien s’accommoder, sans avoir à en souffrir, d'un conservatisme politique qui friserait l'autoritarisme dans tout ce qui relèverait encore, hors régulation des marchés, des fonctions régaliennes de l'Etat : qu'il s'agisse de sécurité intérieure ou de protection de la propriété privée. Les technologies de blockchain peuvent s'avérer d'une redoutable efficacité au service d'un tel attelage idéologique. La transparence, la traçabilité, la non-répudiation, les systèmes de réputation, l'exécution automatique de contrats ou de mesures de rétorsion, qu'elles permettront de pousser à l'extrême, peuvent nous faire sombrer dans une forme de fascisme codé dont le darknet serait le seul échappatoire potentiel.

La protection de notre vie privée aurait à en souffrir plus que tout. Le banquier, un fournisseur ou un bailleur, auraient accès à notre score de bon ou mauvais payeur. L'assureur, à notre score de bon ou mauvais conducteur, impacté dynamiquement par les datas envoyées sur une blockchain corporative par notre véhicule connecté, qui trahiront le moindre de nos écarts de comportement au volant. Lors d'un contrôle routier ou d'identité, le gendarme ou le policier sauront instantanément si nous sommes ou pas un individu à problème, selon la couleur du voyant qui s'affichera sur l'écran de leur smartphone - vert, orange ou rouge -, après qu'ils auront flashé le QR Code de notre permis de conduire ou de notre pièce d'identité. Dans la réalité augmentée de demain, un simple regard circulaire leur permettra de détecter, derrière leurs lunettes connectées, les suspects potentiels de crimes et délits tout aussi potentiels dans une foule, et de mieux cibler leur surveillance.

La blockchain peut pourtant tout aussi bien permettre de bâtir un système de protection avancée de la vie privée, qui redonne à chacun la maîtrise de ses données personnelles, et le droit d'autoriser l'exploitation des datas qu'il génère au quotidien dans les contextes qui lui conviennent, par les tiers qu'il choisit, tout en étant automatiquement nano-rétribué pour la valeur que ces datas permettent de créer. Le moteur de recherche de demain, le réseau social ou le service de messagerie qui succéderont à Google, Facebook et SnapChat, s'appuieront sur les technologies de blockchain pour rétribuer dynamiquement leurs utilisateurs, en fonction de leur engagement et de leur contribution à la création de valeur globale sur le réseau.

Les technologies de blockchain ne sont pas moins neutres que d'autres, ni plus porteuses d'un modèle de développement que d'un autre. Elles peuvent servir d'architecture à un modèle économique qui favorise la coopération plutôt que la compétition ; l'inclusion de tous dans l'économie de marché plutôt que l'exclusion du plus grand nombre ; la participation, la solidarité et la contribution plutôt que l'assistance ; le partage de la valeur plutôt que sa captation ; l'émancipation plutôt que l'aliénation ; la soutenabilité plutôt que la quête effrénée de profit ; le partage des ressources (naturelles, mais aussi monétaires et financières) plutôt que leur accaparement ; et des formes de gouvernance en réseau décentralisées plutôt que l'exercice d'un pouvoir fort centralisé. En résumé, elles peuvent être porteuses de valeurs plus libertaires que libertariennes ou néo-conservatrices, et se mettre au service de l'intérêt général et de la création de biens communs - plutôt qu'au service d'intérêts privés, de caste ou de classe.

Selon que l'appropriation des nouvelles technologies de blockchain sera motivée par une philosophie politique plutôt que par une autre, l'avenir que nous construisons ne sera pas le même. A nous d'anticiper, et de choisir le monde que nous voulons construire, en toute connaissance de cause.

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